Le vertige de l’inconnaissable ne torturait pas le singe…et ne torture pas davantage l’enfant qui découvre chaque jour tant de choses, bien davantage certes que l’éminent savant ou le spécialiste pointu. Et l’immense majorité des hommes, une fois acquises des connaissances de base, ne succombent pas au vertige de l’inconnaissable, sauf éventuellement aux inquiétudes que présente globalement l’inconnu quel qu’il soit lorsqu’il pointe le bout du nez. Mais est ce alors un vertige, la peur du vide, alors que c’est celle de trouver au contraire une chose qui ne conviendrait pas, une présence néfaste qui déséquilibrerait une situation durement acquise ?
L’homme égaré entre deux infinis, l’infiniment grand et l’infiniment petit, c’est une réflexion pascalienne, pas celle du commun des mortels. L’inconnu effraie, non pas son absence, mais par sa présence éventuelle. Un monde fini, limité à ce que l’on connaît est un monde convenable, le monde du passé qui se prolonge dans le présent et qui serait celui de l’avenir, pourquoi pas ? Des milliers de générations ont ainsi vécues, à l’abri de leurs traditions. Pourquoi les dernières se sont-elles écartées d’une évolution certes, mais à l’échelle humaine, lentement assimilée, au point d’être atteintes, dans certains de leurs membres, du vertige de l’inconnaissable ?
Parce que, alors que dans le passé, une nouvelle découverte paraissait extraordinaire, et prenait le temps d’être assimilée avant de se voir supplantée par la suivante, le rythme s’est accéléré, l’homme ne suit plus, à peine prend-il connaissance d’une nouveauté qui lui semble raisonnablement ne pas pouvoir être surpassé qu’une autre prend sa place, et c’est alors qu’il en est à dire que cela n’arrêtera peut-être plus et il attrape le vertige de l’inconnaissable, celui de toujours être à la traîne, d’être le chien qui court après sa queue. Mais l’animal est raisonnable, il mesure l’impossible et passe à autre chose. L’homme, lui, l’est beaucoup moins et, à ne pas trouver de solution, pérennise le problème bien au delà du raisonnable.
Parce qu’on lui a fait miroiter des choses et qu’il s’était mis à les croire, qu’il était le centre, le but, la mesure de l’univers, qu’il avait créé des dieux qui le lui rendaient bien, alors qu’il n’était qu’un être parmi d’autres, privilégié peut-être en certains points par l’évolution, à multiplier les espèces, il en fallait bien une qui surpassât les autres. C’était la sienne. Est ce si absurde que cela ?
Mais si certains imaginent l’homme perdu dans l’immensité d’un univers infini, de quoi provoquer le vertige, il en est d’autres, beaucoup d’autres qui imaginent un monde fini, limité, parfois parfaitement localisé, l’environnement qu’ils connaissent, qui écrase l’homme qui n’est rien. A la merci des circonstances qu’il ne contrôle pas, en butte à toutes les vicissitudes, surtout celles de la part des autres hommes, ses semblables pourtant, mais devant lesquels il sent petit, infiniment petit. Ce n’est plus l’infiniment grand qui écrase l’être fini qu’il devrait être, mais le monde pourtant fini qui écrase ce qu’il estime être, un infiniment petit. Plus une pensée de philosophes, mais une réaction de l’« l’homme de la rue » face aux autorités diverses qui le submergent.